2014-03-25 11:25:23
Frédérique Tabaki-Iona*
Le siège de Tripolizza. Gravure de Panagiotis Zografos pour les Mémoires de Yánnis Makriyánnis.
De 1821 à 1827, la Grèce lutte pour renverser le joug ottoman imposé depuis quatre siècles. L’opinion française se mobilise pour que les puissances européennes s’opposent à la répression turque, mais se heurte aux politiques monarchiques et catholiques officielles. Un fort mouvement religieux associé à d’autres courants (libéral, romantique) anime ce philhellénisme et obtient l’intervention militaire. Une opinion publique européenne s’affirme avec cette victoire.
Texte intégral en libre accès disponible depuis le 01 février 2008.
1 Voir A. Dimopoulos,1962, L’opinion publique française et la révolution grecque (1821-1827), Nancy, (...)2 R. Canat, 1911, La renaissance de la Grèce antique (1820-1850), Paris, Hachette, p. 10.3 G. Isambert, 1900, L’indépendance grecque et l’Europe, Paris, Plon-Nourrit, p. 322.4 Bataille navale et destruction des flottes turque et égyptienne dans la rade de Navarin (20 octobre (...)
1La révolte grecque qui éclate en 1821 et se prolonge jusqu’en 1827 est une guerre d’indépendance contre l’occupant turc, donc une lutte pour la liberté. Autant que les mouvements révolutionnaires « libéraux » d’Italie et d’Espagne, cette lutte attire la méfiance, voire l’hostilité, de la politique monarchique des nations qui constituent la « Sainte Alliance », le clergé se faisant l’auxiliaire de cette politique. Mais un mouvement intellectuel et populaire agit en contre-pouvoir et prend de l’ampleur en peu d’années. L’étude du philhellénisme1 révèle en effet que, selon les sources documentaires utilisées ou selon des tendances ou des choix personnels, les historiens mettent l’accent sur tel ou tel moteur de ce courant mais qu’ils aboutissent tous au constat d’un retournement politique. L’influence des idées de la Révolution française, la diffusion du libéralisme politique avec le sentiment d’un devoir des Français vis-à-vis de la liberté des peuples, le sentiment traditionnel de respect envers la Grèce du passé et l’hellénisme classique, mais aussi les intérêts matériels des régions commerciales et maritimes, accompagnent un « philhellénisme mondain avec fêtes, sauteries, quêtes à domicile, concerts de charité, expositions de tableaux, comédies jouées à propos de pallicares »2 et un philhellénisme religieux, qui apporte son soutien aux Grecs chrétiens contre les Turcs musulmans. Tous ces aspects, illustrés, amplifiés par l’esprit romantique de cette période, représentent les différentes expressions de ce philhellénisme qui a, en France, « le plus pesé sur le gouvernement réfractaire, l’amenant peu à peu, à force de pression, à s’agréger à la Triple Alliance »3. Car c’est bien sous la pression des opinions favorables aux révoltés grecs que la position initiale de plusieurs puissances européennes subit un changement progressif pendant la durée de leur lutte pour la libération. L’aide européenne, avec la « triple entente » entre Russes, Anglais et Français, aboutit à l’intervention décisive de ces trois puissances à Navarin4 en faveur des insurgés violemment réprimés, empêche l’anéantissement qui les menaçait et débouche sur une réorganisation de la Grèce en tant que pays indépendant. Un tel retournement politique demande explication. Ne viendrait-il pas, en partie, de la pression du sentiment religieux populaire sur les gouvernants ?
Catholiques et orthodoxes : un vieux clivage
2La liberté religieuse accordée par le règne du sultan à la population grecque chrétienne n’a fait qu’agrandir le large fossé séparant les occupants et les sujets et empêcher toute assimilation des Grecs par les Turcs, malgré quatre siècles de domination ottomane. Le sentiment religieux des Grecs, lié à la culture et à la tradition chrétienne orthodoxe, constitue un des éléments primordiaux du fond idéologique de la résistance nationale grecque. Les religions différentes ont créé une division profonde entre les occupants et les occupés, une fracture qui accentue leur dédain mutuel et légitime leur haine.
3En même temps, l’opposition dogmatique et institutionnelle entre l’église grecque et l’église romaine, engendrée par le schisme d’Orient (11e-13e s.), a suscité un antagonisme durable au sein de la religion chrétienne, bien que cette opposition fût atténuée par exemple lors des guerres turco-vénitiennes en Méditerranée orientale, les Vénitiens se présentant pour les Grecs comme des alliés et des libérateurs potentiels. Pourtant, l’ancien schisme justifie encore les préventions de l’église romaine à l’égard de la lutte des Grecs. Ces divisions, qui perdurent jusque dans le philhellénisme français, sont imprégnées d’un fanatisme et d’un sectarisme qu’on peut expliquer par des conditions socio-historiques. Mais il existe aussi des problèmes de pouvoir.
4Les monarchies européennes sortent du traumatisme causé par la Révolution française et l’expérience napoléonienne des « nationalités ». Les poussées indépendantistes les inquiètent au plus haut point ; sans doute une autonomie conquise par les Grecs serait-elle de mauvais exemple… Les cabinets politiques et les chaires catholiques mettent en avant, contre la poussée libérale et en l’associant à la fidélité aux alliances, la notion de « légitimité ». Tel est en France le cas de Villèle, premier ministre en 1821. La presse d’opposition le lui reproche assez :
5 Les Tablettes Universelles, t. 11, 1821, p. 159.
Les colonnes des journaux de tous les partis sont remplies de nouvelles de Turquie ou pour mieux dire de Grèce. On ne parle dans tous les lieux de rassemblement que des affaires du peuple malheureux qui s’efforce de reconquérir la liberté de ses célèbres aïeux. En vain l’on a d’abord voulu peindre leur généreuse insurrection sous des couleurs odieuses […] ; en vain l’on a prononcé le mot de légitimité, mot ridicule et banal dans une pareille occasion, et qui semble supposer qu’il peut y avoir un esclavage légitime ; tout ce qu’on a pu faire pour éloigner de la cause des Grecs a inspiré pour eux le plus vif et le plus tendre intérêt. [...] On s’est souvenu qu’ils sont chrétiens comme nous et de toutes parts on a fait des vœux pour leur délivrance5.
5Même écho dans L’Aristarque français, cinq ans plus tard : le temps des Croisades idéalisé et magnifié est rappelé avec nostalgie par ce journal qui évoque « ces monarques religieux dont le front se chargea de casque, dont le bras s’arma de la lance pour aller sur les lieux saints venger l’honneur de la croix », aux fins d’établir un parallélisme critique au détriment de la monarchie contemporaine :
6 22 mai 1826, p. 2a-3a.
Alors la religion était tout, l’intérêt rien. Aujourd’hui la religion est sacrifiée à l’intérêt ; et parce qu’on a établi avec raison la conservation des trônes sur la légitimité, on étouffe dans son cœur les sentiments les plus nobles et les plus généreux, et le sabre d’un barbare est lui-même une légitimité. Les Grecs sont des rebelles, dit-on ; s’ils ne sont pas des rebelles, ils ne sont pas de notre Église : qu’importe qu’ils périssent6.
6De la même manière mais sur l’autre bord, les arguments opposés à une intervention française contre la répression ottomane ne sont pas seulement politiques mais religieux. Le catholicisme officiel considèrerait-il encore les Grecs comme des chrétiens schismatiques ? Témoin l’extrait suivant d’une Histoire ecclésiastique, imprimée en 1821 à Lyon, chez Ruzan, histoire qui, selon Le Constitutionnel, « sous M. d’Hermopolis, ministre de l’Instruction publique, est enseignée dans toutes les écoles et petits séminaires du diocèse de Châlons-sur-Marne » :
7 Le Constitutionnel, 11 avril 1826, p. 2a.
Ainsi périt l’empire grec de Constantinople, après avoir duré plus de onze cents ans depuis le grand Constantin. Ce fut une punition manifeste de l’opiniâtreté des Grecs schismatiques. Ils n’ont pas voulu reconnaître l’autorité du successeur de Saint-Pierre, et ils sont tombés sous le joug des infidèles, de qui ils n’ont jamais dû attendre que l’oppression et l’esclavage7.
8 J.-E. Gautier, Ipsara, chant élégiaque, Paris, Le Normant Père, 1824, p. 9-10.
7Cette obsession de la « faute » orthodoxe pousse même certains catholiques à pratiquer une sorte de chantage. C’est ainsi qu’un thème récupérateur s’insinue dans le courant philhellène. Des appels aux puissants de l’Europe, à l’Église et même au Pontife, « père des chrétiens », sont adressés de toutes parts, en faisant allusion à la réunion des deux églises, orthodoxe et romaine, tenues séparées par le schisme. Plusieurs proposent la soumission de l’église d’Orient, « pour payer » les bienfaits de l’aide apportée8. D’autres réagissent devant cette ambition : dans le périodique Le Globe, les commentaires qui accompagnent le chant Quête pour les Grecs de Delphine Gay, adressé surtout aux « pontifes bienfaisants, protecteurs de l’Église », se référant à un article du Drapeau blanc du 8 septembre 1825, expriment avec vigueur l’indignation que cause le marché des croyances mené par ces « nouveaux catholiques », qui détermine leur position vis-à-vis des Grecs orthodoxes toujours pris pour des schismatiques :
9 Homme politique grec, héros de la Révolution.10 20 septembre 1825, p. 831.
Pas un ne songe qu’un peuple entier meurt victime de sa religion [...]. On prêche sans cesse le retour vers la religion catholique, des écrivains se liguent en croisés pour son triomphe, et on laisse de sang-froid se séparer pour jamais du sein de cette unité tant célébrée des populations de vieux chrétiens qu’un seul mouvement de compassion y eût ramenés peut-être ; on abandonne au protestantisme l’honneur de les couvrir de sa protection ; il est vrai que c’est la conviction qui manque surtout aux nouveaux catholiques ; et que, tourmentés d’une seule pensée, celle de la domination temporelle, ils font bon marché des croyances et des croyants, et ne s’inquiètent guère de la propagation de ce qu’ils prêchent pourtant comme la vérité. Le vieux catholicisme gallican s’est du moins honoré par une conduite plus conséquente ; impuissant pour diriger le jeune clergé, il n’est pas du moins resté insensible et muet : on n’a point vu surtout ses écrivains commander l’union au saint-siège comme condition sine qua non de leur pitié, et saisir, à l’exemple d’un des plus ardents prédicateurs de l’ultramontanisme, un moment de silence entre les cris des victimes d’Anatolicon et de Missolonghi, pour outrager le courage malheureux et, du sein des loisirs paisibles et heureux de la capitale de la France, insulter à Mavrocordatos9 et traiter d’enfants et de lâches des hommes dont le sang a marqué tous les champs de bataille de la Grèce et qui ont sacrifié toute leur fortune à leur cause et leur patrie10.
8Concernant les idées libérales, une curieuse argumentation s’ajoute en complément : si la presse gouvernementale accuse libéraux et bonapartistes trop inspirés par les « Lumières », c’est à cause des conséquences antichrétiennes que la philosophie fait subir aux Grecs. La nouvelle que des Français, embrassant l’islamisme, se seraient battus dans les rangs des troupes d’Ibrahim contre les Grecs à Missolonghi amène, dans L’Étoile, la conclusion suivante :
11 L’étoile, 11 avril 1826, p. 2a-b.
Les cris des Grecs égorgés s’élèvent contre les indignes Français qui, suivant les exemples de Buonaparte et d’Abdala Menou, ont adopté la religion de Mahomet et renié celle du Christ ; le sang des Grecs accuse cette philosophie impie du 18e siècle qui n’a cessé de déclamer contre les croisades et qui a détruit partout la pitié que devaient inspirer des chrétiens. Les véritables ennemis des Grecs sont les hommes qui ont cherché à éteindre le christianisme dans les cœurs et qui ont épouvanté le monde de leurs détestables maximes11.
12 Ibid., 12 avril 1826, p. 2a-b.13 F. Ducos, 1826, La Mort de Lord Byron, Toulouse, Recueil de l’Académie des jeux floraux, p. 6.14 Le Courrier français, 14 mai 1826, p. 2a.
9Bref, si nous n’avons pas pitié d’eux, c’est la faute à Voltaire : « Sans la philosophie, les Grecs auraient trouvé des cœurs chrétiens, et leurs ennemis auraient été chassés d’Europe. »12 Ce sont pourtant les rois sacrés et les cabinets politiques, l’Église et ses prêtres qui sont décrits comme indifférents à « leurs frères chrétiens contemplant le massacre »13 ; il est question d’hypocrisie, de « dévotion menteuse »14 :
15 Les Tablettes Universelles, t. 57, janvier 1824, p. 6.
Ils [les Grecs] ont résisté à la manière de l’héroïsme contre le nombre ; ils ont changé la pitié en admiration, déconcerté les protecteurs ambitieux, et obligé la diplomatie à s’agiter pour eux […]. Quoi, des chrétiens se battaient en Europe pour la croix, et les prétendus défenseurs de l’autel ne prenaient pas la défense de l’évangile contre le coran15 !
10Chateaubriand lui-même n’est pas épargné. Ministre plénipotentiaire en Prusse puis à Londres, puis ministre des Affaires étrangères s’alignant sur la politique réactionnaire de son gouvernement, ce n’est qu’en s’éloignant du ministère en juin 1824 qu’il effectuera son retour à ce philhellénisme (Note sur la Grèce, 1825) qu’il avait contribué à lancer avec son Itinéraire de Paris à Jérusalem, publié en 1811.Henri de Latouche envoie au ministre une épitre cinglante :
16 Revue encyclopédique, 1824, t. 23, p. 717.
Ô poète, ô chrétien ! tu vis donc sans frémir
La Grèce palpiter sous les pieds d’un émir ! [...]
Quoi ! l’affranchi d’hier, faut-il qu’il se confonde
Aux mentors aveuglés des possesseurs du monde16 !
17 1826, t. 27, p. 61-62.
11La non-intervention officielle finit par déchainer contre elle une véritable vague de protestations jusqu’à ce qu’à la fin de 1826 se produise le complet revirement souhaité. Une vraie campagne de reproches s’est organisée. La Revue encyclopédique, dans un article signé de Sismondi, exprime l’inquiétude que présente le spectacle tragique des défaites et des malheurs accablant des frères chrétiens, spectacle qui domine l’actualité et démontre pour leur drame un « intérêt qui absorbe tous les autres »17 ; la politique suivie par la Sainte Alliance y est considérée comme responsable de « la paix des tombeaux ». L’auteur n’hésite pas à « dénoncer les crimes des chrétiens de l’Occident » :
18 Ibid.
Ils sont effroyables, écrit-il. Un jour, sans doute, ils seront appelés en témoignage contre tous, lorsque la postérité voudra juger ce temps d’hypocrisie, où le nom de religion est invoqué par tous les hommes en pouvoir, où toutes les chaires retentissent de dénonciation contre l’impiété de ceux qu’on persécute et où les persécuteurs, non par fanatisme, mais par un froid calcul d’intérêt personnel, ont demandé le sacrifice de quelques centaines de milliers de victimes18.
19 Le Spectre de Missolonghi parle ainsi : « Et nous périrons tous... Mais, Ô lâches Chrétiens, / Vous (...)
12Les Français complices de la répression turque, le gouvernement monarchique, lui aussi complice, et plus généralement tous les « lâches chrétiens »19, doivent être mis en face du martyre subi par les chrétiens grecs. Il faut, d’abord et avant tout, laver la honte :
20 Journal du commerce, 25 mai 1826, p. 1b-c.
Ces secours qu’on réclame de nous, ce n’est pas une générosité que nous faisons, c’est une dette sacrée qu’il faut acquitter. Notre religion nous l’ordonne, car les Grecs sont chrétiens ; l’humanité le veut, car ils sont malheureux ; la politique le conseille, car ce sont des opprimés qui luttent contre l’oppression ; l’honneur national l’exige, car nous avons à laver la France de l’opprobre dont quelques-uns de nos enfants la souillent en s’unissant aux bourreaux de nos frères d’Orient20.
Des frères en chrétienté selon le sentiment populaire
21 La Pandore, 30 juin 1824, n° 351, article sur « Les Chants populaires de la Grèce moderne » de C. F (...)
13Sans négliger les autres expressions, causes ou forces créatrices du philhellénisme enthousiaste du peuple français, liées d’ailleurs de façon complexe, notre champ d’étude se limite aux aspects religieux, à l’expression de l’indignation qu’engendrent les violences du dominateur, l’« infidèle » musulman, et surtout à l’esprit de solidarité entre chrétiens traités en coreligionnaires. Si la révolte des Grecs pour leur affranchissement engage les libéraux français, qui la considèrent comme l’évènement indispensable pour « attirer l’attention de tout ce qui porte le nom d’homme »21, c’est surtout l’image majeure de la petite nation grecque chrétienne révoltée contre le joug du puissant empire des « barbares Mahométans » qui pousse les Français, indépendamment des partis politiques, à prendre position sur cette lutte entre deux nations de civilisations si différentes. Dans ce heurt des cultures entre, d’une part, le christianisme, la morale chrétienne et une culture fondée sur l’humanisme classique et, d’autre part, un « mahométanisme » honni, l’ensemble (ou presque) de l’opinion publique, royalistes modérés comme ultras, libéraux et républicains, bonapartistes, intellectuels, libres-penseurs, prennent parti pour les Grecs considérés comme des frères, dont on loue la volonté de se libérer du long esclavage imposé par le grand Empire des Turcs qui a tant menacé l’Europe.
22 « La Chrétienté laissera-t-elle tranquillement les Turcs égorger des Chrétiens ? » (Chateaubriand, (...)23 « Où me conduisez-vous ? J’ai des droits au martyre ; / J’ai sur mon front reçu l’eau sainte des Ch (...)
14Pour rendre sensibles les Français et, au-delà, les gouvernants à la cause des Hellènes, les philhellènes invoquent certes le droit d’un peuple esclave à conquérir sa liberté (discours des idées libérales) ; mais, très vite, ils décrivent aussi un affrontement socioculturel. Celui-ci, alimenté par le despotisme et les actes de cruauté des Ottomans, devient la source de stéréotypes sentimentaux très diffusés (discours de type religieux). Le christianisme évoqué comme religion commune, Chrétienté d’Occident répondant à Chrétien d’Orient22, et le thème récurrent du martyre23 se constituent en outil argumentatif majeur en faveur des révoltés. Tous les milieux sont atteints, y compris les plus légitimistes. Lorsque, sous l’intensité de la pression philhellène, Le Drapeau blanc, fort royaliste, dresse en 1826 un bilan de la politique suivie à l’égard des Grecs, il exprime sa critique sans aménité (mais le motif récupérateur transparait nettement) :
24 Le Drapeau blanc, 20 avril 1826, p. 1a-2a.
La Sainte Alliance a commis, selon nous, une faute politique, et Rome une faute religieuse, en ne s’emparant pas sur le champ du protectorat des Grecs et en cédant au libéralisme le rôle qu’elles eussent dû remplir […]. Dans la crainte de donner gain de cause à la révolution, l’Europe religieuse et monarchique s’est arrêtée tout court […]. On a comprimé les sentiments de la cour de Rome et contenu l’élan du clergé catholique qui, s’il eût prêté, selon ses intérêts et son inclination, un si grand appui aux Grecs, aurait pu hâter l’union si désirable des deux Églises, malgré la Russie. Et peut-être celle-ci aurait-elle été entrainée dans le grand mouvement par lequel la chrétienté serait redevenue tout entière catholique24.
25 Revue Encyclopédique, 1826, t. 31, p. 230.
15L’admiration pour les martyrs fait fi de ces arrière-pensées. Pendant les moments critiques de leur lutte, l’attachement des Grecs au principe de la liberté et aux credos de leur foi, malgré la voie de l’apostasie et du reniement que leur offraient les oppresseurs ottomans, provoque des élans admiratifs chez les Français et accroit leur volonté de voler au secours des révoltés. À propos des maux subis par les Grecs, il est noté que « pas un de ces nobles martyrs n’a renié la divinité du Christ »25. De même, dans ses Helléniennes, A. Le Flanguais écrit :
26 « Missolonghi », Œuvres poétiques, Paris, Derache, 1850, t. 1, p. 121.
Le courage est toujours réveillé par la foi ;
Jamais de vrais chrétiens ont-ils connu l’effroi26 ?
16Aussi, dès les premières agitations insurrectionnelles en Grèce, un journal royaliste, La Foudre, lançait-il un appel à croisade contre le « farouche Mahométan », où l’on trouve le couplet ironique d’un Appel en faveur des Grecs contre leurs inconstitutionnels tyrans :
27 D’un lecteur anonyme de Bordeaux, La Foudre, n° 35, octobre 1821, p. 141-142.
Frères, marchons à la croisade,
Emportés par un noble élan,
Allons mettre en capilotade
Le farouche Mahométan ! (bis)
Pleins d’une belliqueuse ivresse,
Du triomphe nous répondons,
Oui, Turcs, sur vous si nous fondons,
Vous êtes tous frits dans la Grèce27.
17Dans le même journal, la nouvelle de l’insurrection grecque est accueillie avec enthousiasme ; il s’y publie une Ode aux Grecs modernes, où un « étudiant de droit » distingue la révolte grecque des incidents révolutionnaires d’Espagne, de Naples et de Piémont ; à son propos il n’hésite pas à invoquer saint Paul :
28 Ibid., n° 18, 1821. Voir Tabaki F., 1993, op. cit., p. 9-11.
Combattez !... Si vos cœurs de la foi de vos pères,
Ne cherchent que la Gloire et des temps plus prospères,
Dieu guidera vos coups !
Dans l’âme des tyrans il jettera la crainte L’apôtre des Gentils se souvient de Corinthe :
Il veillera sur vous28.
29 Revue encyclopédique, 1827, t. 33, p. 126.30 A. Le Flanguais, 1950, « La Liberté ou les Grecs », Œuvres complètes, Paris, Derache, p. 128. (...)
18Le mélange d’éléments différents du passé fait que le poète invoque en arrière-plan la résistance des Hellènes à Xerxès. Dans d’autres textes, il est question de « Léonidas chrétiens »29 ou d’un « nouveau Miltiade » appelé à défendre la croix insultée par l’« odieux croissant »30 : effort romantique pour concilier des symboles et des attitudes puisés dans la tradition classique comme dans la foi chrétienne. Afin d’entrainer l’opinion et les États dans un seul ensemble, le mouvement de mobilisation fait ainsi appel à de multiples amalgames.
Une croisade libérale-chrétienne
31 Cappot de Feuillide,1825, Ipsara, Toulouse, Recueil de l’Académie des jeux floraux, M.-J. Dalles, p (...)32 V. Hugo, Ode « À mon père », La Muse française, 4 octobre 1823, I-03, p. 142.
19L’amalgame le plus inattendu et le plus évident est celui de prêcher ensemble, liés ou confondus, principes chrétiens et principes libéraux, dans des apostrophes ou des emplois métonymiques comme : « Chrétiens, vengez vos frères, vengez les droits des nations »31, ou bien : « La Grèce aux Rois Chrétiens montre sa croix esclave »32. Les Français, sans l’appui du clergé et contre l’indifférence de leur Église « muette », lancent des appels pour défendre leurs coreligionnaires chrétiens en proclamant le droit des nations à l’indépendance et des peuples à la liberté.
20C’est en ces termes que la nouvelle des massacres de Scio, objet de nombreux articles, poèmes, chansons et tableaux (Delacroix, 1824), soulève l’indignation populaire. Parmi les 76 sixains de M. Guerrier de Dumast, suivis de notes qui indiquent un intérêt certain pour une connaissance solide de la cause des Grecs, on relève les vers suivants, où l’auteur envisage une nouvelle croisade quand il s’emporte contre la neutralité des chefs politiques et religieux :
33 1822, Chios, la Grèce et l’Europe, Paris, M. Schlésinger, p. 5, 7.
De nos croisés fameux quand la noble lignée
Se joindra-t-elle enfin à la foule indignée ? [...]
Loin de nous le Coran, les muets et la peste,
D’un peuple européen, ah ! sauvons ce qui reste33 !
21Le discours en devient fondamentalement antithétique, manichéen. L’expression du poète sur la solidarité avec « un peuple européen » fait allusion au conflit des religions et des cultures entre Europe et Asie dont il est question dans le texte signé S.-B. [Sainte-Beuve] dans Le Globe, justement à propos du massacre de Scio :
34 Le Globe, 4 novembre 1824, n° 25, p. 101.
La ville était en ruines, ses villages en cendres, une population de 50 000 âmes anéantie ; on avait noyé jusqu’aux enfants à la mamelle ; et maintenant la désolée Chio est gisante entre la Grèce et l’Asie, comme en signe d’une séparation éternelle, d’une lutte inexorable34.
22Nombreux sont les vers qui résonnent comme des appels aux armes, au rebours de la politique suivie jusqu’alors par les rois. Le désastre de l’ile de Psara (ou Ipsara) inspire, entre autres, les vers suivants où dominent des antithèses martelées comme :croix vs croissant, gloire à la Croix vs mort au Croissant, Christ vs Mahomet, guerriers de la Croix, généreux soldats du Christ vs cruel musulman, infidèle frémissant, lâche musulman, infidèle orgueilleux. Les exclamations, les cris d’indignation, les appels à la vengeance, l’emploi de la deuxième personne grammaticale et de l’impératif, le vocabulaire polémique animent le sentiment de solidarité entre chrétiens et la geste de mobilisation guerrière des philhellènes :
35 J.-E. Gautier, Ipsara, op. cit., p. 5.
Ah ! c’en est trop, Chrétiens, vengeance !
Ne punirez-vous pas de si longs attentats ?
Quoi, le Croissant triomphe, et l’Europe en silence
Laisse immoler du Christ les généreux soldats ! Voyez, déshonorant sa facile victoire,
Le cruel Musulman de leur sang s’enivrer,
Et de leurs restes décorer
Ses vaisseaux inhumains que réprouve la gloire […]
Eh ! que font à leurs maux vos inutiles larmes ?
Rois et peuples chrétiens, aux armes35 !
23Mademoiselle d’Hervilly écrit et vend au profit des révoltés, ainsi que la plupart des poètes s’inspirant des mêmes évènements, sa pièce poétique intitulée L’Hirondelle athénienne, où elle tâche, selon la préface, « de faire dominer […] le sentiment de la religion et de la liberté ». Elle emploie la métaphore de l’hirondelle messagère qui se charge de la « croisade » en faveur des Grecs, pour toucher « ceux dont l’influence politique ou la richesse peut secourir cette Grèce nouvelle qui, pour se soustraire à la barbarie, nous apparaît avec tout l’héroïsme de l’ancienne Grèce ». En quelques mots, tout est dit : libéralisme, christianisme, modernité, Antiquité… Dans le passage suivant, on relève l’affrontement entre l’argumentation politique de la Sainte Alliance européenne et le recours à Dieu, au-delà des trônes :
36 1825, Paris, Bossange frères, Firmin Didot, p. 12.
Aux bruits de tant de maux cruellement paisible
L’Europe la contemple et demeure impassible ;
Et depuis cinq hivers sa froide impiété
Vient opposer à Dieu la légitimité36 !
37 Chants Hellènes, 1824, Paris, Ladvocat, p. 35.
24Mais il s’agit de les atteindre, ces trônes, car une croisade a besoin d’union politique et de guerriers. Le sacrifice des Grecs, à Souli, à Naoussa, à Missolonghi ou ailleurs, aux lieux où ils préfèrent mourir avec leurs enfants que devenir esclaves ou renoncer à leur religion, émeut les philhellènes. Alexandre Guiraud, indigné par la nouvelle des désastres de Psara et ému par ces Grecs qui, « trahis et sans espoir de défense, se sont fait sauter avec leurs ennemis »37, exhorte les rois, insensibles à ces maux, à une nouvelle croisade guerrière, digne de saint Louis :
38 Ibid., p. 36-37.
Héritiers des Tancrède, enfants des Châtillons [...]
Partez, allez chercher jusqu’au pied de la croix
Les pas encore empreints du plus saint de nos rois ;
On ne s’égare point sur des traces si belles.
Quoi ! partout le croissant a des soldats fidèles,
Et le signe vainqueur qu’éleva Constantin […]
Sur le monde chrétien passerait aujourd’hui,
Sans qu’un seul défenseur se ralliât à lui !
Vous nous imposez donc par des titres frivoles,
Chevaliers de salon et chrétiens en paroles,
Vous qui près des martyrs craignez de vous ranger,
Vous qui semblez attendre, à l’abri du danger,
Que la mer du midi vienne au pied de nos villes,
Battre d’un flot sanglant nos vaisseaux immobiles38.
39 1825, Paris, Treutel et Wurtz.40 Le Courrier français, 9 juin 1826, p. 1b.41 Le Constitutionnel, 14 juin 1826, p. 1b-2a.
25Cet appel à l’intervention militaire des puissances en place se répercute dès 1825. On a déjà signalé la contribution du monarchiste Chateaubriand au courant favorable à l’affranchissement des Grecs. À la même époque, le libéral Benjamin Constant rend public son Appel aux nations chrétiennes en faveur des Grecs39.Bien d’autres les accompagnent, entonnant le chœur de la culpabilisation. Certains vont jusqu’à accuser les cabinets de se déclarer cyniquement sans religion « alors qu’ils prétendent ramener les peuples à la morale religieuse »40 et que « le nom de la religion à la bouche, ou le chapelet à la main, ils assistent avec un phlegme stoïque à l’extermination d’un peuple chrétien »41. Dans Le Courrier français, le harcèlement des accusations est significatif :
42 18 mai 1826, p. 1a-b.
Ce que la flotte autrichienne a souvent fait pour les barbares, ne pouvions-nous le tenter pour les chrétiens ? À qui avons-nous craint de déplaire ? Est-ce aux Turcs pour qui il n’existe rien de sacré, et qui ne respectent aucun droit des gens ? Est-ce à M. le Prince Metternich qui, avec sa marine, n’a cessé de recruter, d’alimenter et de seconder les hordes d’assassins et d’incendiaires d’Ibrahim Pacha ? Est-ce à nos congrégations, qui n’aperçoivent que des schismatiques dans des milliers d’adorateurs de la croix, sous prétexte que ceux-ci ont retranché un seul mot (Filioque) d’un symbole commun ? […]. Les mêmes hommes qui affichent tant de zèle pour le jubilé et pour ses processions n’ont montré qu’une cruelle indifférence pour leurs frères d’Orient. Ils savent sans qu’il leur en coûte rien, doter richement les jésuites. Et ils tolèrent à peine les quêtes pour les Grecs, tout en se gardant d’y concourir42.
26De grands poètes se sont aussi sentis touchés par la cause grecque. Sensible à la mobilisation philhellène « des peuples », Victor Hugo écrit, dans le recueil des Orientales, inspiré de cette guerre des Grecs :
43 1954, Les Orientales, Introduction, notes par E. Barineau, Paris, Marcel Didier, t. 1, p. 102.
Mais les rois restent sourds, les chaires sont muettes.
Ton nom n’échauffe ici que des cœurs de poètes.
À la Gloire, à la vie on demande tes droits.
À la croix grecque, Hellé, ta gloire se confie.
C’est un peuple qu’on crucifie !
Qu’importe, hélas ! sur quelle croix43 !
27Les idées et les mots de V. Hugo se retrouvent dans ces commentaires sur la Messénienne à lord Byron de Casimir Delavigne parus dans Le Constitutionnel trois ans avant ses vers sur Navarin :
44 14 aout 1824, p. 4, cité par E. Barineau dans Les Orientales, op. cit., p. 102. On sait que, dans s (...)
Hélas ! qui vengera la Grèce ? Le sang chrétien y coule par torrents, et les chaires catholiques restent muettes ! O philosophie ! O Muses ! C’est à vous d’appeler et de réunir contre les saints alliés du Coran les vrais croyants de l’Évangile44.
45 1914, Œuvres complètes d’Alfred de Vigny. Poèmes, Notes et éclaircissements de F. Baldensperger, Pa (...)
28D’autres romantiques majeurs, comme Vigny ou Lamartine, développent dans leurs œuvres philhelléniques le stéréotype d’un sentiment religieux tourné en souhaits de miracles en faveur des Grecs et en malédictions contre les Turcs. Ainsi, dans la pièce Héléna de Vigny, il est question, au premier chant, du « Dieu des armées » volant au secours des Grecs, des « chérubins » qui sont priés de venir gonfler leurs voiles et de la Croix de Constantin qui réapparait dans les airs ; au troisième chant, Vigny se réfère au Coran, qui lui offre une documentation sur les anges, le paradis de Mahomet, le précepte fondamental des musulmans – « Dieu seul est Dieu, et Mahomet est son Prophète ». Mais les images lui servent à présenter le « Musulman trompeur » cruel comme un « tigre » qui saisit « dans ses bonds le chevreuil innocent »45.
46 Les Tablettes universelles, mars 1823, t. 30, p. 552.
29Faisant appel à la bienfaisance de ses membres et à tous « ceux que touchent le christianisme, la justice et le malheur », la Société de la morale chrétienne, dont le but consiste dans « la propagation de la morale qui crée la civilisation »46, forme un comité qui, de 1823 à 1825, recueille une forte somme pour secourir les Grecs. Plus tard, la Société philanthropique en faveur des Grecs ou Comité philhellénique leur apportera aussi une aide financière efficace. C’est bien l’ensemble d’un pays qui, par ses intellectuels et poètes, sa presse, ses institutions et ses œuvres, et finalement son État, sa marine et sa diplomatie, prendra fait et cause, entre 1827 et 1830, en faveur de l’insurrection grecque.
47 A. Decaux, 1984, Victor Hugo, Paris, Perrin, p. 312.
30La croisade de la mobilisation des philhellènes français, de 1821 à 1827, en faveur de la lutte des Grecs pour leur indépendance est inspirée de sentiments mêlant ou fusionnant la solidarité envers des coreligionnaires, en proie à la tyrannie d’une nation « infidèle », à la solidarité envers une nation de même culture qui revendique les Droits de l’Homme contre le despotisme, selon les principes de 1789 – ce que la Sainte Alliance voulait justement éviter. Le discours philhellénique reflète ainsi le dialogue entre une argumentation politique libérale évidente et une argumentation culturelle et religieuse dont l’enthousiasme et la violence verbale pourraient dissimuler d’autres objectifs. Le caractère souligné à outrance d’un combat « national et religieux » attribué à la lutte des Grecs chrétiens, tout en étant sincère pour beaucoup, ne vise-t-il pas à contrer l’accusation de « révolutionnaires » que pourrait porter le front monarchique de la Sainte Alliance ? Certaines campagnes semblent avoir été bien organisées et, pour reprendre une remarque d’Alain Decaux, « défendre en France la Grèce est aussi une manière de tourner la censure »47.
31Pourtant, comme un renouveau chrétien, après des années de chamboulement, anime aussi la société française à cette époque – ce dont le romantisme témoigne à sa manière –, dans la masse catholique du peuple français, qui ne s’intéressait plus aux discordes dogmatiques, la croyance chrétienne commune suffisait à éveiller l’intérêt pour les Grecs et à susciter une communion avec eux.
48 Le Constitutionnel, 2 janvier 1826, p. 3.49 La politique étrangère de la France sous la monarchie constitutionnelle, Paris, Les Cours de la Sor (...)
32Il est en tous cas évident que le courant des philhellènes français a réussi, sur cet évènement, à réunir les différentes tendances de l’opposition et les différentes classes de la société, « les hommes généreux de toutes les opinions »48. On est donc forcé de constater que la pression idéologique (morale et religieuse) du pays est devenue puissante à un point tel que c’est grâce aux campagnes menées que le retournement de la politique officielle s’est accompli en faveur de la cause hellène. Charles Pouthas voyait dans ce complet changement de cap « le premier exemple d’une victoire de l’opinion publique sur le gouvernement »49.
Notes
1 Voir A. Dimopoulos,1962, L’opinion publique française et la révolution grecque (1821-1827), Nancy, Imp. V. Idoux ; J. Dimakis, 1968, La guerre de l’indépendance grecque vue par la presse française, Thessaloniki, Institute for Balkan Studies ; Id., 1976, La presse française face à la chute de Missolonghi et à la bataille navale de Navarin, Thessaloniki, Institute for Balkan Studies ; F. Tabaki-Iona, 1993, Poésie philhellénique et périodiques de la Restauration, Athènes, Société des archives helléniques, littéraires et historiques.
2 R. Canat, 1911, La renaissance de la Grèce antique (1820-1850), Paris, Hachette, p. 10.
3 G. Isambert, 1900, L’indépendance grecque et l’Europe, Paris, Plon-Nourrit, p. 322.
4 Bataille navale et destruction des flottes turque et égyptienne dans la rade de Navarin (20 octobre 1827), qui aboutit à la reconnaissance de l’État grec (traité de Londres, 1830).
5 Les Tablettes Universelles, t. 11, 1821, p. 159.
6 22 mai 1826, p. 2a-3a.
7 Le Constitutionnel, 11 avril 1826, p. 2a.
8 J.-E. Gautier, Ipsara, chant élégiaque, Paris, Le Normant Père, 1824, p. 9-10.
9 Homme politique grec, héros de la Révolution.
10 20 septembre 1825, p. 831.
11 L’étoile, 11 avril 1826, p. 2a-b.
12 Ibid., 12 avril 1826, p. 2a-b.
13 F. Ducos, 1826, La Mort de Lord Byron, Toulouse, Recueil de l’Académie des jeux floraux, p. 6.
14 Le Courrier français, 14 mai 1826, p. 2a.
15 Les Tablettes Universelles, t. 57, janvier 1824, p. 6.
16 Revue encyclopédique, 1824, t. 23, p. 717.
17 1826, t. 27, p. 61-62.
18 Ibid.
19 Le Spectre de Missolonghi parle ainsi : « Et nous périrons tous... Mais, Ô lâches Chrétiens, / Vous qui deviez aux Grecs d’intrépides soutiens [...] / Soyez maudits! C’est vous qui nous faites périr ! » (U. Tencé, 1826, Revue encyclopédique, t. 30, p. 824). « Et vous, Chrétiens, pleurez, vos frères sont vaincus [...] / Pleurez, lâches Chrétiens, Missolonghi n’est plus ! » (M. Fleury, s. d., Le Siège de Missolonghi, chant funèbre, s. éd., p. 7).
20 Journal du commerce, 25 mai 1826, p. 1b-c.
21 La Pandore, 30 juin 1824, n° 351, article sur « Les Chants populaires de la Grèce moderne » de C. Fauriel.
22 « La Chrétienté laissera-t-elle tranquillement les Turcs égorger des Chrétiens ? » (Chateaubriand, 1825, Note sur la Grèce, Paris, Le Normant Père, p. 8).
23 « Où me conduisez-vous ? J’ai des droits au martyre ; / J’ai sur mon front reçu l’eau sainte des Chrétiens », dit à ses bourreaux la « Jeune captive de Missolonghi » (E. Michelet, Journal politique et littéraire de Toulouse, 3 juillet 1826).
24 Le Drapeau blanc, 20 avril 1826, p. 1a-2a.
25 Revue Encyclopédique, 1826, t. 31, p. 230.
26 « Missolonghi », Œuvres poétiques, Paris, Derache, 1850, t. 1, p. 121.
27 D’un lecteur anonyme de Bordeaux, La Foudre, n° 35, octobre 1821, p. 141-142.
28 Ibid., n° 18, 1821. Voir Tabaki F., 1993, op. cit., p. 9-11.
29 Revue encyclopédique, 1827, t. 33, p. 126.
30 A. Le Flanguais, 1950, « La Liberté ou les Grecs », Œuvres complètes, Paris, Derache, p. 128.
31 Cappot de Feuillide,1825, Ipsara, Toulouse, Recueil de l’Académie des jeux floraux, M.-J. Dalles, p. 14.
32 V. Hugo, Ode « À mon père », La Muse française, 4 octobre 1823, I-03, p. 142.
33 1822, Chios, la Grèce et l’Europe, Paris, M. Schlésinger, p. 5, 7.
34 Le Globe, 4 novembre 1824, n° 25, p. 101.
35 J.-E. Gautier, Ipsara, op. cit., p. 5.
36 1825, Paris, Bossange frères, Firmin Didot, p. 12.
37 Chants Hellènes, 1824, Paris, Ladvocat, p. 35.
38 Ibid., p. 36-37.
39 1825, Paris, Treutel et Wurtz.
40 Le Courrier français, 9 juin 1826, p. 1b.
41 Le Constitutionnel, 14 juin 1826, p. 1b-2a.
42 18 mai 1826, p. 1a-b.
43 1954, Les Orientales, Introduction, notes par E. Barineau, Paris, Marcel Didier, t. 1, p. 102.
44 14 aout 1824, p. 4, cité par E. Barineau dans Les Orientales, op. cit., p. 102. On sait que, dans son poème sur la victoire de Navarin, Hugo prendra parti dans le conflit religieux lorsqu’il évoquera « le vrai Dieu sous ses pieds foulant le faux prophète ».
45 1914, Œuvres complètes d’Alfred de Vigny. Poèmes, Notes et éclaircissements de F. Baldensperger, Paris, Louis Conard, p. 285-309.
46 Les Tablettes universelles, mars 1823, t. 30, p. 552.
47 A. Decaux, 1984, Victor Hugo, Paris, Perrin, p. 312.
48 Le Constitutionnel, 2 janvier 1826, p. 3.
49 La politique étrangère de la France sous la monarchie constitutionnelle, Paris, Les Cours de la Sorbonne, p. 114 ; Id., Le mouvement des nationalités en Europe dans la première moitié du XIXe siècle, Paris, Les Cours de la Sorbonne, p. 225.
Pour citer cet articleRéférence électroniqueFrédérique Tabaki-Iona, « Philhellénisme religieux et mobilisation des Français pendant la révolution grecque de 1821-1827 », Mots. Les langages du politique [En ligne], 79 | 2005, mis en ligne le 01 février 2008, consulté le 25 mars 2014. URL : http://mots.revues.org/1348
Auteur*Frédérique Tabaki-Iona Université d’Athènes, Département de langue et littérature françaises
Source
InfoGnomon
Le siège de Tripolizza. Gravure de Panagiotis Zografos pour les Mémoires de Yánnis Makriyánnis.
De 1821 à 1827, la Grèce lutte pour renverser le joug ottoman imposé depuis quatre siècles. L’opinion française se mobilise pour que les puissances européennes s’opposent à la répression turque, mais se heurte aux politiques monarchiques et catholiques officielles. Un fort mouvement religieux associé à d’autres courants (libéral, romantique) anime ce philhellénisme et obtient l’intervention militaire. Une opinion publique européenne s’affirme avec cette victoire.
Texte intégral en libre accès disponible depuis le 01 février 2008.
1 Voir A. Dimopoulos,1962, L’opinion publique française et la révolution grecque (1821-1827), Nancy, (...)2 R. Canat, 1911, La renaissance de la Grèce antique (1820-1850), Paris, Hachette, p. 10.3 G. Isambert, 1900, L’indépendance grecque et l’Europe, Paris, Plon-Nourrit, p. 322.4 Bataille navale et destruction des flottes turque et égyptienne dans la rade de Navarin (20 octobre (...)
1La révolte grecque qui éclate en 1821 et se prolonge jusqu’en 1827 est une guerre d’indépendance contre l’occupant turc, donc une lutte pour la liberté. Autant que les mouvements révolutionnaires « libéraux » d’Italie et d’Espagne, cette lutte attire la méfiance, voire l’hostilité, de la politique monarchique des nations qui constituent la « Sainte Alliance », le clergé se faisant l’auxiliaire de cette politique. Mais un mouvement intellectuel et populaire agit en contre-pouvoir et prend de l’ampleur en peu d’années. L’étude du philhellénisme1 révèle en effet que, selon les sources documentaires utilisées ou selon des tendances ou des choix personnels, les historiens mettent l’accent sur tel ou tel moteur de ce courant mais qu’ils aboutissent tous au constat d’un retournement politique. L’influence des idées de la Révolution française, la diffusion du libéralisme politique avec le sentiment d’un devoir des Français vis-à-vis de la liberté des peuples, le sentiment traditionnel de respect envers la Grèce du passé et l’hellénisme classique, mais aussi les intérêts matériels des régions commerciales et maritimes, accompagnent un « philhellénisme mondain avec fêtes, sauteries, quêtes à domicile, concerts de charité, expositions de tableaux, comédies jouées à propos de pallicares »2 et un philhellénisme religieux, qui apporte son soutien aux Grecs chrétiens contre les Turcs musulmans. Tous ces aspects, illustrés, amplifiés par l’esprit romantique de cette période, représentent les différentes expressions de ce philhellénisme qui a, en France, « le plus pesé sur le gouvernement réfractaire, l’amenant peu à peu, à force de pression, à s’agréger à la Triple Alliance »3. Car c’est bien sous la pression des opinions favorables aux révoltés grecs que la position initiale de plusieurs puissances européennes subit un changement progressif pendant la durée de leur lutte pour la libération. L’aide européenne, avec la « triple entente » entre Russes, Anglais et Français, aboutit à l’intervention décisive de ces trois puissances à Navarin4 en faveur des insurgés violemment réprimés, empêche l’anéantissement qui les menaçait et débouche sur une réorganisation de la Grèce en tant que pays indépendant. Un tel retournement politique demande explication. Ne viendrait-il pas, en partie, de la pression du sentiment religieux populaire sur les gouvernants ?
Catholiques et orthodoxes : un vieux clivage
2La liberté religieuse accordée par le règne du sultan à la population grecque chrétienne n’a fait qu’agrandir le large fossé séparant les occupants et les sujets et empêcher toute assimilation des Grecs par les Turcs, malgré quatre siècles de domination ottomane. Le sentiment religieux des Grecs, lié à la culture et à la tradition chrétienne orthodoxe, constitue un des éléments primordiaux du fond idéologique de la résistance nationale grecque. Les religions différentes ont créé une division profonde entre les occupants et les occupés, une fracture qui accentue leur dédain mutuel et légitime leur haine.
3En même temps, l’opposition dogmatique et institutionnelle entre l’église grecque et l’église romaine, engendrée par le schisme d’Orient (11e-13e s.), a suscité un antagonisme durable au sein de la religion chrétienne, bien que cette opposition fût atténuée par exemple lors des guerres turco-vénitiennes en Méditerranée orientale, les Vénitiens se présentant pour les Grecs comme des alliés et des libérateurs potentiels. Pourtant, l’ancien schisme justifie encore les préventions de l’église romaine à l’égard de la lutte des Grecs. Ces divisions, qui perdurent jusque dans le philhellénisme français, sont imprégnées d’un fanatisme et d’un sectarisme qu’on peut expliquer par des conditions socio-historiques. Mais il existe aussi des problèmes de pouvoir.
4Les monarchies européennes sortent du traumatisme causé par la Révolution française et l’expérience napoléonienne des « nationalités ». Les poussées indépendantistes les inquiètent au plus haut point ; sans doute une autonomie conquise par les Grecs serait-elle de mauvais exemple… Les cabinets politiques et les chaires catholiques mettent en avant, contre la poussée libérale et en l’associant à la fidélité aux alliances, la notion de « légitimité ». Tel est en France le cas de Villèle, premier ministre en 1821. La presse d’opposition le lui reproche assez :
5 Les Tablettes Universelles, t. 11, 1821, p. 159.
Les colonnes des journaux de tous les partis sont remplies de nouvelles de Turquie ou pour mieux dire de Grèce. On ne parle dans tous les lieux de rassemblement que des affaires du peuple malheureux qui s’efforce de reconquérir la liberté de ses célèbres aïeux. En vain l’on a d’abord voulu peindre leur généreuse insurrection sous des couleurs odieuses […] ; en vain l’on a prononcé le mot de légitimité, mot ridicule et banal dans une pareille occasion, et qui semble supposer qu’il peut y avoir un esclavage légitime ; tout ce qu’on a pu faire pour éloigner de la cause des Grecs a inspiré pour eux le plus vif et le plus tendre intérêt. [...] On s’est souvenu qu’ils sont chrétiens comme nous et de toutes parts on a fait des vœux pour leur délivrance5.
5Même écho dans L’Aristarque français, cinq ans plus tard : le temps des Croisades idéalisé et magnifié est rappelé avec nostalgie par ce journal qui évoque « ces monarques religieux dont le front se chargea de casque, dont le bras s’arma de la lance pour aller sur les lieux saints venger l’honneur de la croix », aux fins d’établir un parallélisme critique au détriment de la monarchie contemporaine :
6 22 mai 1826, p. 2a-3a.
Alors la religion était tout, l’intérêt rien. Aujourd’hui la religion est sacrifiée à l’intérêt ; et parce qu’on a établi avec raison la conservation des trônes sur la légitimité, on étouffe dans son cœur les sentiments les plus nobles et les plus généreux, et le sabre d’un barbare est lui-même une légitimité. Les Grecs sont des rebelles, dit-on ; s’ils ne sont pas des rebelles, ils ne sont pas de notre Église : qu’importe qu’ils périssent6.
6De la même manière mais sur l’autre bord, les arguments opposés à une intervention française contre la répression ottomane ne sont pas seulement politiques mais religieux. Le catholicisme officiel considèrerait-il encore les Grecs comme des chrétiens schismatiques ? Témoin l’extrait suivant d’une Histoire ecclésiastique, imprimée en 1821 à Lyon, chez Ruzan, histoire qui, selon Le Constitutionnel, « sous M. d’Hermopolis, ministre de l’Instruction publique, est enseignée dans toutes les écoles et petits séminaires du diocèse de Châlons-sur-Marne » :
7 Le Constitutionnel, 11 avril 1826, p. 2a.
Ainsi périt l’empire grec de Constantinople, après avoir duré plus de onze cents ans depuis le grand Constantin. Ce fut une punition manifeste de l’opiniâtreté des Grecs schismatiques. Ils n’ont pas voulu reconnaître l’autorité du successeur de Saint-Pierre, et ils sont tombés sous le joug des infidèles, de qui ils n’ont jamais dû attendre que l’oppression et l’esclavage7.
8 J.-E. Gautier, Ipsara, chant élégiaque, Paris, Le Normant Père, 1824, p. 9-10.
7Cette obsession de la « faute » orthodoxe pousse même certains catholiques à pratiquer une sorte de chantage. C’est ainsi qu’un thème récupérateur s’insinue dans le courant philhellène. Des appels aux puissants de l’Europe, à l’Église et même au Pontife, « père des chrétiens », sont adressés de toutes parts, en faisant allusion à la réunion des deux églises, orthodoxe et romaine, tenues séparées par le schisme. Plusieurs proposent la soumission de l’église d’Orient, « pour payer » les bienfaits de l’aide apportée8. D’autres réagissent devant cette ambition : dans le périodique Le Globe, les commentaires qui accompagnent le chant Quête pour les Grecs de Delphine Gay, adressé surtout aux « pontifes bienfaisants, protecteurs de l’Église », se référant à un article du Drapeau blanc du 8 septembre 1825, expriment avec vigueur l’indignation que cause le marché des croyances mené par ces « nouveaux catholiques », qui détermine leur position vis-à-vis des Grecs orthodoxes toujours pris pour des schismatiques :
9 Homme politique grec, héros de la Révolution.10 20 septembre 1825, p. 831.
Pas un ne songe qu’un peuple entier meurt victime de sa religion [...]. On prêche sans cesse le retour vers la religion catholique, des écrivains se liguent en croisés pour son triomphe, et on laisse de sang-froid se séparer pour jamais du sein de cette unité tant célébrée des populations de vieux chrétiens qu’un seul mouvement de compassion y eût ramenés peut-être ; on abandonne au protestantisme l’honneur de les couvrir de sa protection ; il est vrai que c’est la conviction qui manque surtout aux nouveaux catholiques ; et que, tourmentés d’une seule pensée, celle de la domination temporelle, ils font bon marché des croyances et des croyants, et ne s’inquiètent guère de la propagation de ce qu’ils prêchent pourtant comme la vérité. Le vieux catholicisme gallican s’est du moins honoré par une conduite plus conséquente ; impuissant pour diriger le jeune clergé, il n’est pas du moins resté insensible et muet : on n’a point vu surtout ses écrivains commander l’union au saint-siège comme condition sine qua non de leur pitié, et saisir, à l’exemple d’un des plus ardents prédicateurs de l’ultramontanisme, un moment de silence entre les cris des victimes d’Anatolicon et de Missolonghi, pour outrager le courage malheureux et, du sein des loisirs paisibles et heureux de la capitale de la France, insulter à Mavrocordatos9 et traiter d’enfants et de lâches des hommes dont le sang a marqué tous les champs de bataille de la Grèce et qui ont sacrifié toute leur fortune à leur cause et leur patrie10.
8Concernant les idées libérales, une curieuse argumentation s’ajoute en complément : si la presse gouvernementale accuse libéraux et bonapartistes trop inspirés par les « Lumières », c’est à cause des conséquences antichrétiennes que la philosophie fait subir aux Grecs. La nouvelle que des Français, embrassant l’islamisme, se seraient battus dans les rangs des troupes d’Ibrahim contre les Grecs à Missolonghi amène, dans L’Étoile, la conclusion suivante :
11 L’étoile, 11 avril 1826, p. 2a-b.
Les cris des Grecs égorgés s’élèvent contre les indignes Français qui, suivant les exemples de Buonaparte et d’Abdala Menou, ont adopté la religion de Mahomet et renié celle du Christ ; le sang des Grecs accuse cette philosophie impie du 18e siècle qui n’a cessé de déclamer contre les croisades et qui a détruit partout la pitié que devaient inspirer des chrétiens. Les véritables ennemis des Grecs sont les hommes qui ont cherché à éteindre le christianisme dans les cœurs et qui ont épouvanté le monde de leurs détestables maximes11.
12 Ibid., 12 avril 1826, p. 2a-b.13 F. Ducos, 1826, La Mort de Lord Byron, Toulouse, Recueil de l’Académie des jeux floraux, p. 6.14 Le Courrier français, 14 mai 1826, p. 2a.
9Bref, si nous n’avons pas pitié d’eux, c’est la faute à Voltaire : « Sans la philosophie, les Grecs auraient trouvé des cœurs chrétiens, et leurs ennemis auraient été chassés d’Europe. »12 Ce sont pourtant les rois sacrés et les cabinets politiques, l’Église et ses prêtres qui sont décrits comme indifférents à « leurs frères chrétiens contemplant le massacre »13 ; il est question d’hypocrisie, de « dévotion menteuse »14 :
15 Les Tablettes Universelles, t. 57, janvier 1824, p. 6.
Ils [les Grecs] ont résisté à la manière de l’héroïsme contre le nombre ; ils ont changé la pitié en admiration, déconcerté les protecteurs ambitieux, et obligé la diplomatie à s’agiter pour eux […]. Quoi, des chrétiens se battaient en Europe pour la croix, et les prétendus défenseurs de l’autel ne prenaient pas la défense de l’évangile contre le coran15 !
10Chateaubriand lui-même n’est pas épargné. Ministre plénipotentiaire en Prusse puis à Londres, puis ministre des Affaires étrangères s’alignant sur la politique réactionnaire de son gouvernement, ce n’est qu’en s’éloignant du ministère en juin 1824 qu’il effectuera son retour à ce philhellénisme (Note sur la Grèce, 1825) qu’il avait contribué à lancer avec son Itinéraire de Paris à Jérusalem, publié en 1811.Henri de Latouche envoie au ministre une épitre cinglante :
16 Revue encyclopédique, 1824, t. 23, p. 717.
Ô poète, ô chrétien ! tu vis donc sans frémir
La Grèce palpiter sous les pieds d’un émir ! [...]
Quoi ! l’affranchi d’hier, faut-il qu’il se confonde
Aux mentors aveuglés des possesseurs du monde16 !
17 1826, t. 27, p. 61-62.
11La non-intervention officielle finit par déchainer contre elle une véritable vague de protestations jusqu’à ce qu’à la fin de 1826 se produise le complet revirement souhaité. Une vraie campagne de reproches s’est organisée. La Revue encyclopédique, dans un article signé de Sismondi, exprime l’inquiétude que présente le spectacle tragique des défaites et des malheurs accablant des frères chrétiens, spectacle qui domine l’actualité et démontre pour leur drame un « intérêt qui absorbe tous les autres »17 ; la politique suivie par la Sainte Alliance y est considérée comme responsable de « la paix des tombeaux ». L’auteur n’hésite pas à « dénoncer les crimes des chrétiens de l’Occident » :
18 Ibid.
Ils sont effroyables, écrit-il. Un jour, sans doute, ils seront appelés en témoignage contre tous, lorsque la postérité voudra juger ce temps d’hypocrisie, où le nom de religion est invoqué par tous les hommes en pouvoir, où toutes les chaires retentissent de dénonciation contre l’impiété de ceux qu’on persécute et où les persécuteurs, non par fanatisme, mais par un froid calcul d’intérêt personnel, ont demandé le sacrifice de quelques centaines de milliers de victimes18.
19 Le Spectre de Missolonghi parle ainsi : « Et nous périrons tous... Mais, Ô lâches Chrétiens, / Vous (...)
12Les Français complices de la répression turque, le gouvernement monarchique, lui aussi complice, et plus généralement tous les « lâches chrétiens »19, doivent être mis en face du martyre subi par les chrétiens grecs. Il faut, d’abord et avant tout, laver la honte :
20 Journal du commerce, 25 mai 1826, p. 1b-c.
Ces secours qu’on réclame de nous, ce n’est pas une générosité que nous faisons, c’est une dette sacrée qu’il faut acquitter. Notre religion nous l’ordonne, car les Grecs sont chrétiens ; l’humanité le veut, car ils sont malheureux ; la politique le conseille, car ce sont des opprimés qui luttent contre l’oppression ; l’honneur national l’exige, car nous avons à laver la France de l’opprobre dont quelques-uns de nos enfants la souillent en s’unissant aux bourreaux de nos frères d’Orient20.
Des frères en chrétienté selon le sentiment populaire
21 La Pandore, 30 juin 1824, n° 351, article sur « Les Chants populaires de la Grèce moderne » de C. F (...)
13Sans négliger les autres expressions, causes ou forces créatrices du philhellénisme enthousiaste du peuple français, liées d’ailleurs de façon complexe, notre champ d’étude se limite aux aspects religieux, à l’expression de l’indignation qu’engendrent les violences du dominateur, l’« infidèle » musulman, et surtout à l’esprit de solidarité entre chrétiens traités en coreligionnaires. Si la révolte des Grecs pour leur affranchissement engage les libéraux français, qui la considèrent comme l’évènement indispensable pour « attirer l’attention de tout ce qui porte le nom d’homme »21, c’est surtout l’image majeure de la petite nation grecque chrétienne révoltée contre le joug du puissant empire des « barbares Mahométans » qui pousse les Français, indépendamment des partis politiques, à prendre position sur cette lutte entre deux nations de civilisations si différentes. Dans ce heurt des cultures entre, d’une part, le christianisme, la morale chrétienne et une culture fondée sur l’humanisme classique et, d’autre part, un « mahométanisme » honni, l’ensemble (ou presque) de l’opinion publique, royalistes modérés comme ultras, libéraux et républicains, bonapartistes, intellectuels, libres-penseurs, prennent parti pour les Grecs considérés comme des frères, dont on loue la volonté de se libérer du long esclavage imposé par le grand Empire des Turcs qui a tant menacé l’Europe.
22 « La Chrétienté laissera-t-elle tranquillement les Turcs égorger des Chrétiens ? » (Chateaubriand, (...)23 « Où me conduisez-vous ? J’ai des droits au martyre ; / J’ai sur mon front reçu l’eau sainte des Ch (...)
14Pour rendre sensibles les Français et, au-delà, les gouvernants à la cause des Hellènes, les philhellènes invoquent certes le droit d’un peuple esclave à conquérir sa liberté (discours des idées libérales) ; mais, très vite, ils décrivent aussi un affrontement socioculturel. Celui-ci, alimenté par le despotisme et les actes de cruauté des Ottomans, devient la source de stéréotypes sentimentaux très diffusés (discours de type religieux). Le christianisme évoqué comme religion commune, Chrétienté d’Occident répondant à Chrétien d’Orient22, et le thème récurrent du martyre23 se constituent en outil argumentatif majeur en faveur des révoltés. Tous les milieux sont atteints, y compris les plus légitimistes. Lorsque, sous l’intensité de la pression philhellène, Le Drapeau blanc, fort royaliste, dresse en 1826 un bilan de la politique suivie à l’égard des Grecs, il exprime sa critique sans aménité (mais le motif récupérateur transparait nettement) :
24 Le Drapeau blanc, 20 avril 1826, p. 1a-2a.
La Sainte Alliance a commis, selon nous, une faute politique, et Rome une faute religieuse, en ne s’emparant pas sur le champ du protectorat des Grecs et en cédant au libéralisme le rôle qu’elles eussent dû remplir […]. Dans la crainte de donner gain de cause à la révolution, l’Europe religieuse et monarchique s’est arrêtée tout court […]. On a comprimé les sentiments de la cour de Rome et contenu l’élan du clergé catholique qui, s’il eût prêté, selon ses intérêts et son inclination, un si grand appui aux Grecs, aurait pu hâter l’union si désirable des deux Églises, malgré la Russie. Et peut-être celle-ci aurait-elle été entrainée dans le grand mouvement par lequel la chrétienté serait redevenue tout entière catholique24.
25 Revue Encyclopédique, 1826, t. 31, p. 230.
15L’admiration pour les martyrs fait fi de ces arrière-pensées. Pendant les moments critiques de leur lutte, l’attachement des Grecs au principe de la liberté et aux credos de leur foi, malgré la voie de l’apostasie et du reniement que leur offraient les oppresseurs ottomans, provoque des élans admiratifs chez les Français et accroit leur volonté de voler au secours des révoltés. À propos des maux subis par les Grecs, il est noté que « pas un de ces nobles martyrs n’a renié la divinité du Christ »25. De même, dans ses Helléniennes, A. Le Flanguais écrit :
26 « Missolonghi », Œuvres poétiques, Paris, Derache, 1850, t. 1, p. 121.
Le courage est toujours réveillé par la foi ;
Jamais de vrais chrétiens ont-ils connu l’effroi26 ?
16Aussi, dès les premières agitations insurrectionnelles en Grèce, un journal royaliste, La Foudre, lançait-il un appel à croisade contre le « farouche Mahométan », où l’on trouve le couplet ironique d’un Appel en faveur des Grecs contre leurs inconstitutionnels tyrans :
27 D’un lecteur anonyme de Bordeaux, La Foudre, n° 35, octobre 1821, p. 141-142.
Frères, marchons à la croisade,
Emportés par un noble élan,
Allons mettre en capilotade
Le farouche Mahométan ! (bis)
Pleins d’une belliqueuse ivresse,
Du triomphe nous répondons,
Oui, Turcs, sur vous si nous fondons,
Vous êtes tous frits dans la Grèce27.
17Dans le même journal, la nouvelle de l’insurrection grecque est accueillie avec enthousiasme ; il s’y publie une Ode aux Grecs modernes, où un « étudiant de droit » distingue la révolte grecque des incidents révolutionnaires d’Espagne, de Naples et de Piémont ; à son propos il n’hésite pas à invoquer saint Paul :
28 Ibid., n° 18, 1821. Voir Tabaki F., 1993, op. cit., p. 9-11.
Combattez !... Si vos cœurs de la foi de vos pères,
Ne cherchent que la Gloire et des temps plus prospères,
Dieu guidera vos coups !
Dans l’âme des tyrans il jettera la crainte L’apôtre des Gentils se souvient de Corinthe :
Il veillera sur vous28.
29 Revue encyclopédique, 1827, t. 33, p. 126.30 A. Le Flanguais, 1950, « La Liberté ou les Grecs », Œuvres complètes, Paris, Derache, p. 128. (...)
18Le mélange d’éléments différents du passé fait que le poète invoque en arrière-plan la résistance des Hellènes à Xerxès. Dans d’autres textes, il est question de « Léonidas chrétiens »29 ou d’un « nouveau Miltiade » appelé à défendre la croix insultée par l’« odieux croissant »30 : effort romantique pour concilier des symboles et des attitudes puisés dans la tradition classique comme dans la foi chrétienne. Afin d’entrainer l’opinion et les États dans un seul ensemble, le mouvement de mobilisation fait ainsi appel à de multiples amalgames.
Une croisade libérale-chrétienne
31 Cappot de Feuillide,1825, Ipsara, Toulouse, Recueil de l’Académie des jeux floraux, M.-J. Dalles, p (...)32 V. Hugo, Ode « À mon père », La Muse française, 4 octobre 1823, I-03, p. 142.
19L’amalgame le plus inattendu et le plus évident est celui de prêcher ensemble, liés ou confondus, principes chrétiens et principes libéraux, dans des apostrophes ou des emplois métonymiques comme : « Chrétiens, vengez vos frères, vengez les droits des nations »31, ou bien : « La Grèce aux Rois Chrétiens montre sa croix esclave »32. Les Français, sans l’appui du clergé et contre l’indifférence de leur Église « muette », lancent des appels pour défendre leurs coreligionnaires chrétiens en proclamant le droit des nations à l’indépendance et des peuples à la liberté.
20C’est en ces termes que la nouvelle des massacres de Scio, objet de nombreux articles, poèmes, chansons et tableaux (Delacroix, 1824), soulève l’indignation populaire. Parmi les 76 sixains de M. Guerrier de Dumast, suivis de notes qui indiquent un intérêt certain pour une connaissance solide de la cause des Grecs, on relève les vers suivants, où l’auteur envisage une nouvelle croisade quand il s’emporte contre la neutralité des chefs politiques et religieux :
33 1822, Chios, la Grèce et l’Europe, Paris, M. Schlésinger, p. 5, 7.
De nos croisés fameux quand la noble lignée
Se joindra-t-elle enfin à la foule indignée ? [...]
Loin de nous le Coran, les muets et la peste,
D’un peuple européen, ah ! sauvons ce qui reste33 !
21Le discours en devient fondamentalement antithétique, manichéen. L’expression du poète sur la solidarité avec « un peuple européen » fait allusion au conflit des religions et des cultures entre Europe et Asie dont il est question dans le texte signé S.-B. [Sainte-Beuve] dans Le Globe, justement à propos du massacre de Scio :
34 Le Globe, 4 novembre 1824, n° 25, p. 101.
La ville était en ruines, ses villages en cendres, une population de 50 000 âmes anéantie ; on avait noyé jusqu’aux enfants à la mamelle ; et maintenant la désolée Chio est gisante entre la Grèce et l’Asie, comme en signe d’une séparation éternelle, d’une lutte inexorable34.
22Nombreux sont les vers qui résonnent comme des appels aux armes, au rebours de la politique suivie jusqu’alors par les rois. Le désastre de l’ile de Psara (ou Ipsara) inspire, entre autres, les vers suivants où dominent des antithèses martelées comme :croix vs croissant, gloire à la Croix vs mort au Croissant, Christ vs Mahomet, guerriers de la Croix, généreux soldats du Christ vs cruel musulman, infidèle frémissant, lâche musulman, infidèle orgueilleux. Les exclamations, les cris d’indignation, les appels à la vengeance, l’emploi de la deuxième personne grammaticale et de l’impératif, le vocabulaire polémique animent le sentiment de solidarité entre chrétiens et la geste de mobilisation guerrière des philhellènes :
35 J.-E. Gautier, Ipsara, op. cit., p. 5.
Ah ! c’en est trop, Chrétiens, vengeance !
Ne punirez-vous pas de si longs attentats ?
Quoi, le Croissant triomphe, et l’Europe en silence
Laisse immoler du Christ les généreux soldats ! Voyez, déshonorant sa facile victoire,
Le cruel Musulman de leur sang s’enivrer,
Et de leurs restes décorer
Ses vaisseaux inhumains que réprouve la gloire […]
Eh ! que font à leurs maux vos inutiles larmes ?
Rois et peuples chrétiens, aux armes35 !
23Mademoiselle d’Hervilly écrit et vend au profit des révoltés, ainsi que la plupart des poètes s’inspirant des mêmes évènements, sa pièce poétique intitulée L’Hirondelle athénienne, où elle tâche, selon la préface, « de faire dominer […] le sentiment de la religion et de la liberté ». Elle emploie la métaphore de l’hirondelle messagère qui se charge de la « croisade » en faveur des Grecs, pour toucher « ceux dont l’influence politique ou la richesse peut secourir cette Grèce nouvelle qui, pour se soustraire à la barbarie, nous apparaît avec tout l’héroïsme de l’ancienne Grèce ». En quelques mots, tout est dit : libéralisme, christianisme, modernité, Antiquité… Dans le passage suivant, on relève l’affrontement entre l’argumentation politique de la Sainte Alliance européenne et le recours à Dieu, au-delà des trônes :
36 1825, Paris, Bossange frères, Firmin Didot, p. 12.
Aux bruits de tant de maux cruellement paisible
L’Europe la contemple et demeure impassible ;
Et depuis cinq hivers sa froide impiété
Vient opposer à Dieu la légitimité36 !
37 Chants Hellènes, 1824, Paris, Ladvocat, p. 35.
24Mais il s’agit de les atteindre, ces trônes, car une croisade a besoin d’union politique et de guerriers. Le sacrifice des Grecs, à Souli, à Naoussa, à Missolonghi ou ailleurs, aux lieux où ils préfèrent mourir avec leurs enfants que devenir esclaves ou renoncer à leur religion, émeut les philhellènes. Alexandre Guiraud, indigné par la nouvelle des désastres de Psara et ému par ces Grecs qui, « trahis et sans espoir de défense, se sont fait sauter avec leurs ennemis »37, exhorte les rois, insensibles à ces maux, à une nouvelle croisade guerrière, digne de saint Louis :
38 Ibid., p. 36-37.
Héritiers des Tancrède, enfants des Châtillons [...]
Partez, allez chercher jusqu’au pied de la croix
Les pas encore empreints du plus saint de nos rois ;
On ne s’égare point sur des traces si belles.
Quoi ! partout le croissant a des soldats fidèles,
Et le signe vainqueur qu’éleva Constantin […]
Sur le monde chrétien passerait aujourd’hui,
Sans qu’un seul défenseur se ralliât à lui !
Vous nous imposez donc par des titres frivoles,
Chevaliers de salon et chrétiens en paroles,
Vous qui près des martyrs craignez de vous ranger,
Vous qui semblez attendre, à l’abri du danger,
Que la mer du midi vienne au pied de nos villes,
Battre d’un flot sanglant nos vaisseaux immobiles38.
39 1825, Paris, Treutel et Wurtz.40 Le Courrier français, 9 juin 1826, p. 1b.41 Le Constitutionnel, 14 juin 1826, p. 1b-2a.
25Cet appel à l’intervention militaire des puissances en place se répercute dès 1825. On a déjà signalé la contribution du monarchiste Chateaubriand au courant favorable à l’affranchissement des Grecs. À la même époque, le libéral Benjamin Constant rend public son Appel aux nations chrétiennes en faveur des Grecs39.Bien d’autres les accompagnent, entonnant le chœur de la culpabilisation. Certains vont jusqu’à accuser les cabinets de se déclarer cyniquement sans religion « alors qu’ils prétendent ramener les peuples à la morale religieuse »40 et que « le nom de la religion à la bouche, ou le chapelet à la main, ils assistent avec un phlegme stoïque à l’extermination d’un peuple chrétien »41. Dans Le Courrier français, le harcèlement des accusations est significatif :
42 18 mai 1826, p. 1a-b.
Ce que la flotte autrichienne a souvent fait pour les barbares, ne pouvions-nous le tenter pour les chrétiens ? À qui avons-nous craint de déplaire ? Est-ce aux Turcs pour qui il n’existe rien de sacré, et qui ne respectent aucun droit des gens ? Est-ce à M. le Prince Metternich qui, avec sa marine, n’a cessé de recruter, d’alimenter et de seconder les hordes d’assassins et d’incendiaires d’Ibrahim Pacha ? Est-ce à nos congrégations, qui n’aperçoivent que des schismatiques dans des milliers d’adorateurs de la croix, sous prétexte que ceux-ci ont retranché un seul mot (Filioque) d’un symbole commun ? […]. Les mêmes hommes qui affichent tant de zèle pour le jubilé et pour ses processions n’ont montré qu’une cruelle indifférence pour leurs frères d’Orient. Ils savent sans qu’il leur en coûte rien, doter richement les jésuites. Et ils tolèrent à peine les quêtes pour les Grecs, tout en se gardant d’y concourir42.
26De grands poètes se sont aussi sentis touchés par la cause grecque. Sensible à la mobilisation philhellène « des peuples », Victor Hugo écrit, dans le recueil des Orientales, inspiré de cette guerre des Grecs :
43 1954, Les Orientales, Introduction, notes par E. Barineau, Paris, Marcel Didier, t. 1, p. 102.
Mais les rois restent sourds, les chaires sont muettes.
Ton nom n’échauffe ici que des cœurs de poètes.
À la Gloire, à la vie on demande tes droits.
À la croix grecque, Hellé, ta gloire se confie.
C’est un peuple qu’on crucifie !
Qu’importe, hélas ! sur quelle croix43 !
27Les idées et les mots de V. Hugo se retrouvent dans ces commentaires sur la Messénienne à lord Byron de Casimir Delavigne parus dans Le Constitutionnel trois ans avant ses vers sur Navarin :
44 14 aout 1824, p. 4, cité par E. Barineau dans Les Orientales, op. cit., p. 102. On sait que, dans s (...)
Hélas ! qui vengera la Grèce ? Le sang chrétien y coule par torrents, et les chaires catholiques restent muettes ! O philosophie ! O Muses ! C’est à vous d’appeler et de réunir contre les saints alliés du Coran les vrais croyants de l’Évangile44.
45 1914, Œuvres complètes d’Alfred de Vigny. Poèmes, Notes et éclaircissements de F. Baldensperger, Pa (...)
28D’autres romantiques majeurs, comme Vigny ou Lamartine, développent dans leurs œuvres philhelléniques le stéréotype d’un sentiment religieux tourné en souhaits de miracles en faveur des Grecs et en malédictions contre les Turcs. Ainsi, dans la pièce Héléna de Vigny, il est question, au premier chant, du « Dieu des armées » volant au secours des Grecs, des « chérubins » qui sont priés de venir gonfler leurs voiles et de la Croix de Constantin qui réapparait dans les airs ; au troisième chant, Vigny se réfère au Coran, qui lui offre une documentation sur les anges, le paradis de Mahomet, le précepte fondamental des musulmans – « Dieu seul est Dieu, et Mahomet est son Prophète ». Mais les images lui servent à présenter le « Musulman trompeur » cruel comme un « tigre » qui saisit « dans ses bonds le chevreuil innocent »45.
46 Les Tablettes universelles, mars 1823, t. 30, p. 552.
29Faisant appel à la bienfaisance de ses membres et à tous « ceux que touchent le christianisme, la justice et le malheur », la Société de la morale chrétienne, dont le but consiste dans « la propagation de la morale qui crée la civilisation »46, forme un comité qui, de 1823 à 1825, recueille une forte somme pour secourir les Grecs. Plus tard, la Société philanthropique en faveur des Grecs ou Comité philhellénique leur apportera aussi une aide financière efficace. C’est bien l’ensemble d’un pays qui, par ses intellectuels et poètes, sa presse, ses institutions et ses œuvres, et finalement son État, sa marine et sa diplomatie, prendra fait et cause, entre 1827 et 1830, en faveur de l’insurrection grecque.
47 A. Decaux, 1984, Victor Hugo, Paris, Perrin, p. 312.
30La croisade de la mobilisation des philhellènes français, de 1821 à 1827, en faveur de la lutte des Grecs pour leur indépendance est inspirée de sentiments mêlant ou fusionnant la solidarité envers des coreligionnaires, en proie à la tyrannie d’une nation « infidèle », à la solidarité envers une nation de même culture qui revendique les Droits de l’Homme contre le despotisme, selon les principes de 1789 – ce que la Sainte Alliance voulait justement éviter. Le discours philhellénique reflète ainsi le dialogue entre une argumentation politique libérale évidente et une argumentation culturelle et religieuse dont l’enthousiasme et la violence verbale pourraient dissimuler d’autres objectifs. Le caractère souligné à outrance d’un combat « national et religieux » attribué à la lutte des Grecs chrétiens, tout en étant sincère pour beaucoup, ne vise-t-il pas à contrer l’accusation de « révolutionnaires » que pourrait porter le front monarchique de la Sainte Alliance ? Certaines campagnes semblent avoir été bien organisées et, pour reprendre une remarque d’Alain Decaux, « défendre en France la Grèce est aussi une manière de tourner la censure »47.
31Pourtant, comme un renouveau chrétien, après des années de chamboulement, anime aussi la société française à cette époque – ce dont le romantisme témoigne à sa manière –, dans la masse catholique du peuple français, qui ne s’intéressait plus aux discordes dogmatiques, la croyance chrétienne commune suffisait à éveiller l’intérêt pour les Grecs et à susciter une communion avec eux.
48 Le Constitutionnel, 2 janvier 1826, p. 3.49 La politique étrangère de la France sous la monarchie constitutionnelle, Paris, Les Cours de la Sor (...)
32Il est en tous cas évident que le courant des philhellènes français a réussi, sur cet évènement, à réunir les différentes tendances de l’opposition et les différentes classes de la société, « les hommes généreux de toutes les opinions »48. On est donc forcé de constater que la pression idéologique (morale et religieuse) du pays est devenue puissante à un point tel que c’est grâce aux campagnes menées que le retournement de la politique officielle s’est accompli en faveur de la cause hellène. Charles Pouthas voyait dans ce complet changement de cap « le premier exemple d’une victoire de l’opinion publique sur le gouvernement »49.
Notes
1 Voir A. Dimopoulos,1962, L’opinion publique française et la révolution grecque (1821-1827), Nancy, Imp. V. Idoux ; J. Dimakis, 1968, La guerre de l’indépendance grecque vue par la presse française, Thessaloniki, Institute for Balkan Studies ; Id., 1976, La presse française face à la chute de Missolonghi et à la bataille navale de Navarin, Thessaloniki, Institute for Balkan Studies ; F. Tabaki-Iona, 1993, Poésie philhellénique et périodiques de la Restauration, Athènes, Société des archives helléniques, littéraires et historiques.
2 R. Canat, 1911, La renaissance de la Grèce antique (1820-1850), Paris, Hachette, p. 10.
3 G. Isambert, 1900, L’indépendance grecque et l’Europe, Paris, Plon-Nourrit, p. 322.
4 Bataille navale et destruction des flottes turque et égyptienne dans la rade de Navarin (20 octobre 1827), qui aboutit à la reconnaissance de l’État grec (traité de Londres, 1830).
5 Les Tablettes Universelles, t. 11, 1821, p. 159.
6 22 mai 1826, p. 2a-3a.
7 Le Constitutionnel, 11 avril 1826, p. 2a.
8 J.-E. Gautier, Ipsara, chant élégiaque, Paris, Le Normant Père, 1824, p. 9-10.
9 Homme politique grec, héros de la Révolution.
10 20 septembre 1825, p. 831.
11 L’étoile, 11 avril 1826, p. 2a-b.
12 Ibid., 12 avril 1826, p. 2a-b.
13 F. Ducos, 1826, La Mort de Lord Byron, Toulouse, Recueil de l’Académie des jeux floraux, p. 6.
14 Le Courrier français, 14 mai 1826, p. 2a.
15 Les Tablettes Universelles, t. 57, janvier 1824, p. 6.
16 Revue encyclopédique, 1824, t. 23, p. 717.
17 1826, t. 27, p. 61-62.
18 Ibid.
19 Le Spectre de Missolonghi parle ainsi : « Et nous périrons tous... Mais, Ô lâches Chrétiens, / Vous qui deviez aux Grecs d’intrépides soutiens [...] / Soyez maudits! C’est vous qui nous faites périr ! » (U. Tencé, 1826, Revue encyclopédique, t. 30, p. 824). « Et vous, Chrétiens, pleurez, vos frères sont vaincus [...] / Pleurez, lâches Chrétiens, Missolonghi n’est plus ! » (M. Fleury, s. d., Le Siège de Missolonghi, chant funèbre, s. éd., p. 7).
20 Journal du commerce, 25 mai 1826, p. 1b-c.
21 La Pandore, 30 juin 1824, n° 351, article sur « Les Chants populaires de la Grèce moderne » de C. Fauriel.
22 « La Chrétienté laissera-t-elle tranquillement les Turcs égorger des Chrétiens ? » (Chateaubriand, 1825, Note sur la Grèce, Paris, Le Normant Père, p. 8).
23 « Où me conduisez-vous ? J’ai des droits au martyre ; / J’ai sur mon front reçu l’eau sainte des Chrétiens », dit à ses bourreaux la « Jeune captive de Missolonghi » (E. Michelet, Journal politique et littéraire de Toulouse, 3 juillet 1826).
24 Le Drapeau blanc, 20 avril 1826, p. 1a-2a.
25 Revue Encyclopédique, 1826, t. 31, p. 230.
26 « Missolonghi », Œuvres poétiques, Paris, Derache, 1850, t. 1, p. 121.
27 D’un lecteur anonyme de Bordeaux, La Foudre, n° 35, octobre 1821, p. 141-142.
28 Ibid., n° 18, 1821. Voir Tabaki F., 1993, op. cit., p. 9-11.
29 Revue encyclopédique, 1827, t. 33, p. 126.
30 A. Le Flanguais, 1950, « La Liberté ou les Grecs », Œuvres complètes, Paris, Derache, p. 128.
31 Cappot de Feuillide,1825, Ipsara, Toulouse, Recueil de l’Académie des jeux floraux, M.-J. Dalles, p. 14.
32 V. Hugo, Ode « À mon père », La Muse française, 4 octobre 1823, I-03, p. 142.
33 1822, Chios, la Grèce et l’Europe, Paris, M. Schlésinger, p. 5, 7.
34 Le Globe, 4 novembre 1824, n° 25, p. 101.
35 J.-E. Gautier, Ipsara, op. cit., p. 5.
36 1825, Paris, Bossange frères, Firmin Didot, p. 12.
37 Chants Hellènes, 1824, Paris, Ladvocat, p. 35.
38 Ibid., p. 36-37.
39 1825, Paris, Treutel et Wurtz.
40 Le Courrier français, 9 juin 1826, p. 1b.
41 Le Constitutionnel, 14 juin 1826, p. 1b-2a.
42 18 mai 1826, p. 1a-b.
43 1954, Les Orientales, Introduction, notes par E. Barineau, Paris, Marcel Didier, t. 1, p. 102.
44 14 aout 1824, p. 4, cité par E. Barineau dans Les Orientales, op. cit., p. 102. On sait que, dans son poème sur la victoire de Navarin, Hugo prendra parti dans le conflit religieux lorsqu’il évoquera « le vrai Dieu sous ses pieds foulant le faux prophète ».
45 1914, Œuvres complètes d’Alfred de Vigny. Poèmes, Notes et éclaircissements de F. Baldensperger, Paris, Louis Conard, p. 285-309.
46 Les Tablettes universelles, mars 1823, t. 30, p. 552.
47 A. Decaux, 1984, Victor Hugo, Paris, Perrin, p. 312.
48 Le Constitutionnel, 2 janvier 1826, p. 3.
49 La politique étrangère de la France sous la monarchie constitutionnelle, Paris, Les Cours de la Sorbonne, p. 114 ; Id., Le mouvement des nationalités en Europe dans la première moitié du XIXe siècle, Paris, Les Cours de la Sorbonne, p. 225.
Pour citer cet articleRéférence électroniqueFrédérique Tabaki-Iona, « Philhellénisme religieux et mobilisation des Français pendant la révolution grecque de 1821-1827 », Mots. Les langages du politique [En ligne], 79 | 2005, mis en ligne le 01 février 2008, consulté le 25 mars 2014. URL : http://mots.revues.org/1348
Auteur*Frédérique Tabaki-Iona Université d’Athènes, Département de langue et littérature françaises
Source
InfoGnomon
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